Autoroute

Publié le par Christophe Pardon

Jean-Pierre Melville disait que c’était une erreur de filmer l’errance.
Il disait aussi que les westerns commencent toujours de la même façon.

A cette heure avancée de la nuit, 
L’axe prioritaire semble s’emprunter à contre-sens.
Ou à reculons.
Il me faut pourtant arriver ;
Je ne peux pas laisser le corps dans le coffre plus longtemps.
J’allume l’autoradio pour rester éveillé.
Définitivement, ce ne sont pas les faits qui font l’actualité,
Mais les journalistes.
Je crois percevoir Vladimir Poutine qui,
Comme un lapin pris dans la lumière de mes phares,
Pleure dos à la glissière de sécurité.
Je dois m’arrêter sur la bande d’arrêt d’urgence 
Pour vomir.
C’est le même dégout qui m’a pris l’autre jour
Dans la station de métro.
Des écrans plasma vociféraient des pubs dégoulinantes.
Des wagons d’un bleu pisseux
Déversaient sans retenue
Un flot de zombies hagards aux yeux vitreux.
Pour m’en sortir
J’avais dû suivre le sens du beau,
En rasant les murs
 - A défaut de pourvoir me raser la gueule.
Déjà en cavale, il me fallait devenir invisible.
Un homme sur lequel d’aucuns
N’eussent pu faire de projection.

Une fois l’estomac vide,
La faim me tenaille à nouveau.
Je ne peux pourtant pas me permettre
Une halte supplémentaire.
Le bulletin météorologique annonce la canicule 
Dès les premières heures du matin.
Je ne peux pas laisser le corps dans le coffre plus longtemps.
Le remugle sera épouvantable.

Je m’étais arrêté déjà pour dîner
Sur une aire,
Entre chien et loup.
Ce dernier m’observait traversant la cafétéria
Tandis que le premier,
Qui était resté couché docilement au pied de sa maîtresse,
S'était redressé subitement pour venir me renifler.
La chaise à laquelle était nouée la laisse
Se renversa.
La propriétaire de l’animal me jeta un regard
Mi-effrayé mi-suspicieux
Par-dessus les verres fumés de ses lunettes.
- Vous cherchez quelqu’un ? M’avait-elle demandé.
- L’assassin, toujours. Avais-je répondu.
- On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, vous savez ?
J’avais envie de lui rétorquer que,
Autant elle que moi,
Nous devrions toujours nettoyer les traces
Qu’on laisse derrière soi.
Je m’abstins.

Je pris un plateau comme tout le monde
Et suivis l’itinéraire gastronomique
Sur la desserte en inox.
Devant moi, 
Un couple
Dont la femme applaudissait 
Devant chaque plat industriel du présentoir.
Ses joues s’illuminaient
Et luisaient d’un rouge vermillon.
Avec son portable,
L’homme prenait en photo
Les assiettes de viande froide.
Je m’assis à une table.
A côté, deux jeunes femmes qui
Pendant la demi-heure où j’engloutis ma pitance,
Auront prononcé vingt et une fois le mot Ouallah
Et dit à cinq reprises
Qu’elles s’en battent les couilles,
Tout en jurant sur les têtes respectives
De leurs mères.
Je restai quelque peu sur ma faim,
Et repris la route en me faisant cette réflexion :
J’aurais mieux fait d’être anthropophage.

Maintenant, c’est le sommeil
Qui me gagne.
Avec toujours en conscience
Que d’un moment à l’autre
Peut surgir un chevreuil,
Traversant la quatre-voies
Comme tout à l’heure moi
La cafétéria,
Afin d’échapper à ses prédateurs.
A ces encenseurs pour l’échafaud,
Juges et parties
Auto-proclamés.
Le monde aujourd’hui
Se divise en deux catégories de personnes :
Celles qui font ce qu’elles peuvent
Et celles qui font ce qu’elles veulent.
Celles qui demandent : 
- Il vous reste de la couillonnade ?
Et celles qui répondent : 
- Mais oui, regardez ! Elle est toute belle, toute fraiche ma couillonnade.
Elle est de ce matin.

Béton, bitume et asphalte ;
Bretelles, échangeurs et péages 
Se succèdent, s’enchaînent et s’entremettent.
Nous qui étions là
Pour témoigner de la beauté du monde,
Nous l’avons défiguré,
Nous l’avons éviscéré.
Comment avons-nous pu le faire aussi laid ?
Si la beauté doit s’inviter à nouveau,
Nous devrons parler à voix basse,
On devra chuchoter même.
On devra lui déclarer notre amour
Et conspuer ses meurtriers.
On devra continuer surtout 
A s’enivrer.

Je change de station…

Stan Getz joue
Paris, cinq heures du matin.

Je ne peux pas laisser le corps dans le coffre plus longtemps.

Mais je n’ai pas de regret.
Je n’ai que des remords.
Je n’ai pas de jardin secret,
Je n’ai qu’une décharge publique.
Sans traitement
Ni recyclage des déchets.
La scène où Belmondo, au volant de son Oldsmobile,
Nous dit d’aller nous faire foutre,
Me revient à l’esprit :
« Oh, oh ! Des petites filles qui font de l’auto-stop. »


 

Publié dans Poésie

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