Carnaval

Publié le par Christophe Pardon

  Sans que l’orchestre ait pris le temps d’accorder ses violons, il entame une passacaille. La procession débute. Elle avance d’un pas modéré, avec obstination, mais sans aucune mesure. Nous sommes trop longtemps restés vissés à nos principes de précaution. On s’exhibe avec excentricité. On se donne en spectacle. On se toise, on se touche. Il y a peu, seul un mince espoir pouvait encore être caressé. Nous faisons de nouveau partie d’un tout, d’une masse.

La suite, on l’envisage. Il nous faut trouver notre figure emblématique. Il y a la duchesse espagnole aux pieds nus et comme portant le deuil ; le Pierrot dépenaillé et taché de vin âpre ; le roi, la reine et le bouffon qu’on peut à peine différencier car ils sont tantôt l’un, tantôt l’autre. Alors le doute s’immisce, les points de vue divergent. Il y a les pessimistes, les optimistes, les ophtalmologistes, … C’est une véritable gageure et dès qu’on passe en mode opératoire, ça bloque. Ce sont les géants finalement qui prendront la tête du cortège. Chacun s’accapare donc une place et tente d’ôter son épingle du jeu dans cette foule chamarrée. Ceux qui s’appuient aux garde-fous des maisons pour nous épier en restent sans voix. Il suffit juste de regarder un peu plus haut pour que disparaissent leurs visages et qu’au-dessus des façades, des lucarnes et des faîtages, le ciel, même gris, nous rassure. Un froid mordant, par souffles irréguliers, s’engouffre dans la rue et traverse les étoffes. Nos cheveux s’enchevêtrent dans sa traîne de confettis. Il erre comme une mariée délaissée devant l’autel. C’est un souvenir qu’on laisse derrière soi, une vieille peau usée. Un vestige de l’épiphanie que les cantonniers ramasseront. On vient de tirer des fusées et des pétards. Tout éclate dans l’âcreté d’une fumée bleue qui passe sous les masques et fait tousser. On est choqué ou surpris, mais dans tous les cas à moitié sourd. Des bambins s’époumonent dans leurs sifflets, envoyant pères et mères au Diable. Ils se fraient un passage, serpentent entre nous, nous encerclent, nous incluent dans leur Pandémonium strident. L’humble orchestre en prend son parti : il exécute une gigue et soutient la cadence. Il est imperturbable. Le cheminement se poursuit comme une rivière quitte son lit quand on veut lui barrer la route. Parmi d’autres anonymes, il y en a, parfois encore en pyjama, qui viennent tels des affluents grossir le défilé. Celui-ci devient tentaculaire, la ville est inondée.

Quelque chose d’autre s’invite pourtant au milieu de l’agitation, qui donne de manière étrange à toutes nos caricatures de carton-pâte, un genre plus humain. Tandis que nous les bringuebalons, nous savons que la liesse générale, si contagieuse qu’elle soit, ne peut pas durer toujours. Et nous savons aussi qu’au bout de ce voyage, nous ne serons plus jamais les mêmes.  Pour l’heure, il n’y a d’autre sens à tout cela que celui de notre marche en avant. Nous marchons, même le ventre vide. Nous nous désolidarisons parfois les uns des autres comme pour mieux nous retrouver ensuite aux carrefours et aux ronds-points, à tous nos lieux communs. Mais nous marchons. Nous savons aussi qu’un retour en arrière est inconcevable, tout comme nous pensons encore à celles et ceux que nous avons dû laisser sur le bord de la route. A ces échassiers qui s’efforçaient à déployer leurs ailes de tulle pour pouvoir s’envoler. A ces clowns qui s’acharnaient à grimacer et à se déhancher parce qu’on ne les prenait plus au sérieux. Seuls les marchands de bonbons et de barbe à papa demeurent et font encore recette. Ce sont eux les véritables maîtres de cérémonie. Puisque l’amour est dans l’apprêt, nos maquillages petit à petit s’effondrent. Une odeur surannée s’en dégage quand elle se mêle à celle de nos sueurs. Mais ce sont toujours les odeurs de poudre et d’essence qui attirent en premier. Et même si certains se reconnaissent, chacun continue à tenir son rôle. Tout comme l’autorité locale qui, par un sourire sinistre, trahissait son regret d’une fête aseptisée. D’une main molle et gantée, elle nous avait remis plus tôt la clé communale sous les huées et les bravos. On aurait pu rêver plus chaotique.

Arrivés sur la place, les musiciens enchainent une bourrée à leur sarabande. Caramentran, l’épouvantail, l’hydrocéphale, est alors trainé par ses geôliers à travers la foule. Les femmes crachent, les hommes injurient. La duchesse espagnole entre en transe. Elle agrippe la marotte du bouffon que celui-ci tient fermement dressée. Par des râles rauques derrière sa voilette, elle nous apprend que le goupillon de l’abbé n’est pas taillé pour l’absolution. Le Pierrot a trouvé refuge sous un porche et se lamente :

- laissez-moi être celui que je suis.

- Tu peux toujours fermer les yeux et voir un autre monde, lui répondent deux énergumènes.

Personne ne saurait dire si leur sentence relève d’une pure mesquinerie ou d’une extrême maladresse. L’un est vêtu d’un costume de lion élimé. L’autre d’un zèbre. Ils sont bras dessus, bras dessous et de toute évidence, ils sont ivres. Les deux animaux sauvages rejoignent ensuite l’indifférence de nos semblables en s’esclaffant. C’est le temps des bonimenteurs qui nous feraient passer les vessies pour des lanternes. Les balivernes n’ont d’égal que notre besoin de croire. En ce sens, le procès va bientôt commencer. Caramentran affiche son air effaré ; tour à tour acteur et spectateur de la comédie procédurière. Sa large bouche rouge figée dans un rictus hideux nous trompe : se moque-t-il de nous ou implore-t-il notre pitié ? Ses grands yeux bleus écarquillés inspirent l’effroi, nous subjuguent ou nous mettent au défi. Son teint pâle, piqué d’une mouche sombre, reflète notre état transi et tout à coup austère.  Un jugement hâtif nous permettrait de vite nous réchauffer. Au pied du bûcher la peur, tout comme la haine, ne se dilue pas dans la multitude. C’est une erreur que de l’imaginer. Le procureur et l’avocat de pacotille s’escriment dans leur galimatias. Certains parmi nous rient d’hébétude. D’autres supplient ou se révoltent car ils ne comprennent pas. Pendus à leurs lèvres nous attendons tous d’être libérés de nos maux. En témoins hagards, nous assistons à cette représentation, privés de nos repères dans le soir qui vient à tomber. Nous attendons le verdict, avides. « Qu’on en finisse ! On le jugera plus tard. » Crie une sorcière, debout sur les barrières Vauban contre lesquelles la foule s’est agglutinée. C’est la bousculade. Il n’y a plus d’hésitation : Caramentran doit mourir. Le roi et la reine jouent une pantomime désabusée et ridicule avant d’aller s’éclipser dans une impasse. Ils se racontaient des histoires ; nous tentons désormais d’écrire la nôtre. Notre ferveur, nous la dédirons à cet être de pureté et de lumière qui, sur son char fleuri, viendra nous débarrasser de tous les morts. (Ceux-là même sortis de terre à chaque accusation manquant sa cible). Serait-ce alors cette jeune fille qui soudain s’avance un flambeau à la main ? De vieux sages jettent à ses pieds des pétales jaunes et verts. Ils lui font un passage, comme l’exigerait une tradition. Les tambours retentissent, solennels, au rythme de ses pas et font trembler la terre et le coupable. L’ingénue dépose la torche au pied du bûcher ; il s’embrase. Une à une, les âmes errantes se jettent dans les flammes. Ainsi nourri, le feu grossit et tourbillonne, propulsant des escarbilles tonitruantes pour la plus grande joie des enfants. Le brasier se mesure ainsi à notre désir de vivre. Caramentran dégage une odeur sournoise de plastique brûlé qui nous incommode d’abord et nous amuse ensuite : il se leurrait lui-même de sa permanence. Quand enfin les instrumentistes reprennent, une piste de danse s’improvise sous les premières étoiles. Nous ne sommes pas encore totalement épuisés.

Publié dans culture, société, Poésie

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article